Philippe DAGEN

HISTOIRES DE ROBERT LE DIABLE

L’exposition qui nous intéresse rassemble principalement des oeuvres de Robert Combas qui datent des deux premières décennies de son travail, qui sont aussi les deux dernières décennies du XXe  siècle. Pour les présenter d’une façon aussi juste que possible, il faudrait réussir ce prodige que l’on sait irréalisable : faire comme si l’oeuvre de Combas se présentait au regard pour la première fois. Faire comme si son nom était inconnu, ou du moins si peu connu qu’il n’évoquerait rien de précis, tout au plus une impression indécise, une pensée vague. Contrairement à ce que l’on croit en notre temps qui se croit omniscient parce qu’il est celui des réseaux et des connections à l’infini de telles situations se présentent quelquefois. Ceci s’appelle une réapparition. L’histoire de l’art en compte quelques-unes, la plupart désormais anciennes, de sorte qu’elles ont été oubliées. Greco est dans ce cas. Au milieu du xixe siècle, un amateur de peinture savant et curieux ignorait son nom. Quelques décennies plus tard, il s’était imposé, grâce à de rares historiens, artistes et écrivains. Picasso a été l’un d’eux, le plus connu. Aujourd’hui, ignorer Greco passerait pour une ignorance incompréhensible tant sa popularité est générale. Or, des toiles de Domínikos Theotokópoulos, des générations de fidèles et de voyageurs avaient pu en voir dans des églises, à Tolède ou à l’Escurial. Sans doute même les avaient-ils vues : elles étaient passées dans leur champ visuel, mais leurs yeux ne s’y étaient pas attardés ou, s’ils les avaient considérées un peu mieux, ils s’en étaient détournés ensuite, découragés par tant de bizarreries et d’excès. Ces figures de saints, de martyrs et de Christ n’étaient conformes ni aux usages picturaux de leur temps, ni à ce que l’histoire de l’art leur intimait l’ordre d’admirer – Velasquez et Murillo. Ils les avaient vues et n’avaient pas su les voir en même temps. Il y eut donc, autour de 1900, une stupeur nommée Greco. Pourquoi l’évoquer ici ? La raison en apparaîtra plus loin. La situation de Combas n’est pas identique, ne serait-ce que parce que, pour établir un parallèle acceptable, il faudrait comparer la reconnaissance des deux artistes de leur vivant, ayant l’un et l’autre accompli une grande part de leur oeuvre et non celle de Combas aujourd’hui, âgé d’un peu moins de soixante ans, à celle de Greco deux siècles et demi après sa mort, qui intervint en 1614. Il n’empêche. Ils ont au moins un point commun qui peut faire office de point de départ : la singularité de leur art en leur temps, un art qui ne ressemble en rien à celui de leurs contemporains. Et c’est là qu’il faut, comme on le proposait en commençant, faire comme si l’on voyait des oeuvres de Combas pour la première fois et, donc, se débarrasser de l’accoutumance, qui érode et finit par produire un effet d’indifférence. Cet oubli volontaire a un autre mérite : il tient à distance le flux des écrits de toutes natures qui, si l’on n’y prend garde, recouvrent les oeuvres comme le sable poussé par le vent ou, image moins plaisante, comme le limon déposé par une inondation. Combas ayant été abondamment commenté, la précaution est d’autant plus nécessaire. Mettons donc que nous n’ayons non plus rien lu sur lui, ni rien écrit. Cette exigence d’oubli pourrait apparaître comme un projet absurde, une fiction lancée aux lecteurs comme une provocation. Il n’en est rien. Elle est, en vérité, facile à satisfaire. Les Combas sont doués en effet de cette capacité : ils déconcertent – ils continuent à déconcerter – après plusieurs confrontations – ce qui est du reste aussi le propre des Greco. Comment est-ce possible ? C’est là ce qu’il faut essayer de comprendre : comment il se fait que les oeuvres de cet artiste soient susceptibles de surprendre alors même qu’on les connaît de longue date et que, faut-il ajouter, il ne cherche guère des sujets inédits ou énigmatiques. Ce dernier point doit en effet être énoncé sans ambiguïté, ce qui peut se faire dans les termes les plus directs : les toiles de Combas ont, le plus souvent, des sujets assez communs qui ne distinguent ni par leur rare originalité, ni par une difficulté de compréhension particulière. Ce serait même plutôt l’inverse : le motif est accessible immédiatement le plus souvent et les longs titres dont il les pare sont tout aussi explicites. Combas peint des figues nues ou à demi nues, qui, pour les unes, rendent hommage à la beauté d’une femme – Geneviève, sa compagne – et, pour les autres, se trouvent prises dans des épisodes de séduction ou de querelle – chronique ordinaire des rapports entre les deux sexes. Combas peint aussi volontiers des scènes de bagarre et de guerre, peuplées de voyous de film noir, de guerriers de différentes époques et de diverses nationalités – peintures d’histoire ou de genre, comme l’histoire de l’art en connaît des centaines de toutes tailles et de tous styles. Il peint plus rarement des portraits et, encore plus rarement, son autoportrait. Et de temps en temps des fleurs en bouquets et des objets quotidiens – ce que l’on appelle des natures-mortes. Dans nombre d’oeuvres, des éléments de paysage simples définissent le lieu, qu’il soit champêtre ou urbain, bord de mer ou impasse de banlieue. Ces éléments sont eux-mêmes aisément identifiables, maisons, arbres, fleuves. Dans un Combas, autrement dit, on sait le plus souvent dès le premier regard à peu près de quoi il retourne. Cette évidence paraît incompatible avec la notion de surprise sans cesse recommencée qui a été avancée plus haut. Celle-ci paraît donc de moins en moins acceptable. Si ce n’est que la banalité visible des sujets est en vérité le premier motif de surprise et ceci pour deux raisons principales, qui, toutes deux, relèvent de l’histoire des arts à notre époque. La première est contemporaine et tient au medium lui-même, la peinture figurative. Combas apparaît dans les années 80 du xxe siècle. La création artistique de cette période, du moins telle qu’elle est alors montrée et promue par galeries, critique et institutions en France, est très éloignée de la notion de sujet et de celles qui l’accompagnent : la narration, les jeux de symboles et de mythes, la psychologie des caractères et la représentation de la vie. La « scène française » comme on dit est à cette date dominée par les deux ultimes avatars de l’avant-garde, les groupes BMPT et Supports Surfaces. Quels que soient leurs affrontements circonstanciels, ils ont en commun des formules visuelles épurées par la géométrie et la tendance systématique au monochrome, carrés ou bandes parallèles, cercles ou empreintes régulièrement espacées d’une brosse, pliures et teintures. Faut-il des noms ? Hantaï, Buren, Parmentier, Devade, Viallat, Pincemin. Vers 1980, ils apparaissent comme les figures d’autorité d’un art qui se veut abstrait, neutre et raisonné. Leurs oeuvres peuvent être développées en discours et textes, mais ceux-ci, loin de tout récit romanesque ou autobiographique, se voulaient de nature conceptuelle, dialectique ou idéologique : déconstruction des pratiques et, donc, suppression de tout ce qui aurait eu quelque rapport avec les conceptions anciennes de l’art, conceptions qui étaient encore celles de Picasso dans les années 60 – il meurt en 1973 après avoir subi l’affront de la détestable réception critique de ses ultimes expositions en Avignon. Or, si l’on peut risquer ce raccourci, Combas reprend la peinture là où Picasso l’a laissée en mourant. Quels étaient ses sujets ? Des femmes nues, des mousquetaires, le Déjeuner sur l’herbe, l’Enlèvement des Sabines, Rembrandt et Degas au bordel. Autant dire des fables, des récits, des parodies – ce qui se retrouve dix ans plu tard dans le chaos de la Figuration libre, label généralement admis pour désigner Combas et ceux de ses camarades – Hervé di Rosa, François Boisrond, Rémi Blanchard – qui ont alors l’invraisemblable naïveté de proposer de la peinture narrative, avec personnages et actions. Le mot surprise est bien faible pour caractériser l’effet produit par leur irruption. Il se mesure au retentissement ultérieur de la formule Figuration libre, en dépit des efforts des artistes qu’elle réunit pour s’en dégager. Précision très importante : il s’agit ici de la situation artistique en France. On l’a déjà écrit ailleurs, mais il est impossible de ne pas y revenir : si Combas était né en Allemagne – le pays de Baselitz, de Penck et Immendorff –, en Grande-Bretagne – celui d’Hockney et Kitaj – ou aux États–Unis – celui de Copley, Dine, Basquiat ou Haring –, il n’aurait pas subi la mauvaise réputation qui était celle de la peinture en France dans les années 80. Qu’il s’exprime sur le papier et la toile aurait paru parfaitement légitime et, pour ainsi dire, naturel. Pas à Paris : les institutions muséales françaises ayant systématiquement raté les avant-gardes depuis l’Impressionnisme, ayant donc accumulé un considérable retard qu’elles ont dû rattraper chaque fois, elles venaient de s’apercevoir peu de temps auparavant, qu’elles avaient méconnu – euphémisme – Duchamp et Dada. Le Centre Pompidou a donc présenté en 1977, année de son ouverture, la première rétrospective Duchamp qui ait lieu en France, neuf ans après sa mort alors que la première rétrospective Picabia avait eu lieu un an plus tôt, en 1976, au Grand-Palais, vingt-trois ans après sa disparition. L’une des conséquences principales de ces délais aberrants a été que ces mêmes institutions – leurs conservateurs autrement dit – se sont le plus souvent enfermés ensuite dans un dogmatisme supposé duchampien, dont l’un des articles principaux était que la peinture était désormais proscrite. Il s’agissait de racheter leur retard par un raidissement dogmatique et l’affirmation d’une nouvelle loi, la mort de la peinture. Ils s’appuyaient pour énoncer cet interdit sur une interprétation douteuse de Duchamp et sur une connaissance plus douteuse encore du minimalisme et de l’art conceptuel, dont les formes françaises tardives sont précisément BMPT et, dans une moindre mesure, Supports Surfaces. Sans se demander pourquoi il en allait tout autrement à New-York ou à Kassel, ils ont dès lors tenu tout ce qui pouvait passer pour de la peinture à distance de leurs expositions, à de rares exceptions près. Leurs contemporains allemands et italiens ont été mieux traités que les peintres français : ainsi des « Nouveaux Fauves » et de la Transavanguardia, labels éphémères dont les noms ne sont plus guère familiers qu’aux historiens de l’art. Exemple, entre autres, de cette politique inégale : s’il est invité en 1987 à l’exposition « L’époque, la mode, la morale, la passion » au Centre Pompidou en 1987, deux ans plus tard, en 1989, Combas ne participe pas aux « Magiciens de la Terre », alors même que sa présence aurait été bien plus légitime que d’autres, dont la susdite Transavanguardia. Mais la peinture pouvait être allemande ou italienne – pas française. En 1987, Corpet, Desgrandchamps et Moignard en font l’amère expérience : accrochés par Fabrice Hergott au Centre Pompidou, ils sont éreintés par la critique après un vernissage houleux. C’est dire combien l’art de Combas est accueilli avec méfiance par le « monde de l’art contemporain » français quand il se révèle. Aujourd’hui, après l’immense succès qu’il a obtenu auprès des collectionneurs et des visiteurs, après des expositions en foule, dont une rétrospective mémorable au Musée d’Art Contemporain de Lyon, il est sans doute difficile de le croire, mais il n’en demeure pas moins que ses débuts n’ont pas été si faciles. Du reste, rien n’indique que le Centre Pompidou se propose de lui consacrer une exposition prochainement. Rancune ou mauvaise conscience, allez savoir. Surprise de la peinture figurative donc, parce que peinture, tout simplement, dans un contexte longtemps hostile dans le pays où il vit et travaille. L’autre motif tient à un paradoxe. Premier terme de celui-ci : Combas reprend, comme on l’a dit, des sujets inscrits depuis des siècles dans la culture européenne et ceci paraît l’inscrire du côté de ce que l’on pourrait appeler le « grand art ». Deuxième terme : il les traite de façon désinvolte, narquoise, parodique souvent et avec des effets graphiques et picturaux qui relèvent de la bande dessinée, du graffiti ou d’un apparent enfantillage et ceci ne relève assurément pas du « grand art ». En 1990, le Museum of Modern Art de New-York présente l’exposition « High and low : modern art and popular culture ». Que Combas n’y ait pas figuré en dit long à la fois sur le nationalisme des musées américains et sur l’incapacité de la France à faire connaître ses meilleurs artistes hors de ses frontières. En 1990, Combas était exactement au centre du sujet, mais, de toute évidence, les conservateurs du MoMA n’en savaient rien, ce qui se comprend du reste aisément : les institutions officielles françaises n’ayant rien fait pour le défendre à l’étranger, Combas n’est pas un nom familier à New-York à cette date. High and low donc : haut et bas. High culture versus popular culture, l’un contre l’autre : c’est en effet la façon la plus simple de penser leurs relations. Si ce n’est qu’avec Combas, comme avec des artistes qui étaient inclus dans High and low – Picasso, Rauschenberg, Lichtenstein entre autres –, la formule change. Ce n’est plus versus mais with, avec. Ou, mieux : mixed to, mêlés à, réunis contre toute attente. Ceci, dans certains cas, dont Combas, se nomme aussi primitivisme. Et ceci est d’une importance majeure dans l’art depuis plus d’un siècle. Ce n’est pas le lieu d’esquisser ici un système général des primitivismes, encore moins un inventaire. Il suffit de rappeler qu’à partir de la fin du XXe siècle interviennent dans le champ de la création et celui de la pensée de l’art au sens le plus général de ces termes des productions qui, en raison de leurs origines, ne relèvent en aucun cas des beaux-arts au sens traditionnel de la notion, ni de leur enseignement tels qu’il se pratique dans les écoles en Europe. Ces productions sont celles des « fous », des enfants, des autodidactes, des « naïfs », des hommes préhistoriques et des « sauvages » – entendez par là les « nègres » africains ou océaniens. Toutes sont associées, en dépit de l’hétérogénéité flagrante de l’énumération, parce que, par analogie, est réuni tout ce qui n’est pas l’art des musées, des académies et des premières histoires et théories de l’art. Font ainsi irruption en quelques années des oeuvres qui, deux ou trois décennies auparavant, n’étaient tout simplement pas connues – l’art de « l’âge du renne » – ou pas considérées – les dessins des aliénés internés, la statuaire des « primitifs » colonisés par les puissances occidentales, la peinture du Douanier Rousseau. Leur irruption est le fait de savants – pêle-mêle Réja, Grosse, Reinach, Gourmont, etc.– et d’artistes – Gauguin, Picasso, Kirchner, Kandinsky, etc. Le « low » percute le « high » et, au point de leur collision, des formes neuves de dessin, de peinture et de sculpture apparaissent. Atomisme artistique. Parmi les raisons, nombreuses et enchevêtrées, de ce phénomène culturel global, il y a la fatigue suscitée par l’admiration unanime et obligatoire qui doit être vouée au « grand art ». Vers 1900, l’art dit classique, le romantisme, le réalisme et jusqu’à l’impressionnisme, à force d’être vantés et exposés, non seulement ne surprennent plus, mais peuvent aussi lasser les yeux et les esprits : de là le désir de contradiction, de rupture. Les découvertes des préhistoriens, les collectes des psychiatres et l’arrivée en quantité croissante des objets rapportés des colonies satisfont ce désir et le font croître. Elles démontrent par leur existence même que l’art n’est pas nécessairement lié à un apprentissage et à des normes, qu’il peut être le fait de civilisations très différentes et même d’individus qui, en raison de leur âge, de leur origine sociale ou de leur état mental, n’ont reçu aucune formation du genre de celle que dispensent les écoles des beaux-arts. Les sculpteurs du Gabon ou du Congo chers à Apollinaire, les internés de Sainte-Anne et de la Waldau, où fut enfermé Wölfli, les peintres d’Altamira et de Niaux n’étaient passés par aucune école, n’avaient copié aucun moulage, n’avaient aucun manuel d’éducation artistique et, néanmoins, ce qui était sorti de leurs mains, des millénaires auparavant ou quelques jours plus tôt, relevait de la création de formes expressives, de grammaires plastiques et d’une maîtrise des instruments, que ceux-ci soient rudimentaires ou complexes. Il y avait là de quoi renverser bien des certitudes et c’est du reste dans ce contexte que s’accomplit la redécouverte du Greco que l’on évoquait en commençant : il est l’une de ces incongruités bénéfiques qui font s’effondrer les hiérarchies acquises. Voici pourquoi sa présence au début de cet essai n’est pas si absurde qu’elle en a l’air d’abord. Ne peut-on proposer un parallèle historique ? Dans les années 1900, un postimpressionnisme de plus en plus académique et un réalisme plus conventionnel encore dominent les Salons et le moyen le plus radical de rompre avec lui est d’aller voir ailleurs, en Afrique ou dans les asiles par exemple. Dans les années 1970, on l’a dit, une certaine forme de modernisme abstrait et supposé avant-gardiste domine le champ de l’art, particulièrement en France : « high » art épuré et savant. Combas se saisit donc de ce qui en est le plus éloigné, le « low » de l’époque : les albums de bandes dessinées bon marché, les sous-produits Walt Disney, l’imagerie « populaire » de consommation courante, les affiches de fêtes foraines. Il écrit de longues légendes bavardes dans un français délibérément fautif alors que les titres des oeuvres du « high art », quand elles en ont, se donnent alors de préférence en anglais. Il campe des « bonshommes », qui, de manière évidente, ont des côtés enfantins – des « bonshommes » comme en reproduisent au début du xxe siècle les tout premiers analystes du dessin d’enfant et comme Dubuffet en recrée à son tour en regardant vers les « fous » et les « naïfs » après la Seconde Guerre Mondiale. L’épisode de l’« art brut » qu’il a mis en scène avec autorité et un peu de grandiloquence n’est en effet rien d’autre qu’un nouvel épisode des primitivismes, réactivé au plus fort de la vogue française de l’informel et de l’abstraction géométrique qui devait alors être brisée. Il est l’héritier de la curiosité des Surréalistes pour Louis Soutter, le Facteur Cheval et les arts océaniens. Il est contemporain de Cobra, qui a les mêmes raisons et les mêmes admirations, ce que vérifient autant les toiles animalières de Karel Appel et de Constant que l’amitié qui lie Dubuffet et Asger Jorn. À bien des égards, l’irruption de Combas est ainsi un épisode récent – mais pas le dernier en date désormais – de cette histoire, dans laquelle les cultures dites populaires ou primitives font office de contre-modèles. Ou, plus trivialement : elles empêchent de tourner en rond sur soi-même en rappelant plutôt brutalement que la création n’est pas seulement dans les mains d’un petit nombre de théoriciens et de praticiens qui s’autoproclament volontiers seuls détenteurs du « sens de l’histoire », laquelle, comme on sait, n’en a aucun. Ce n’est pas exagérer l’importance historique de son oeuvre qu’affirmer qu’elle surgit sur une ligne de fracture ouverte au début des années 80, sur la ligne où surgissent au même moment celles, contemporaines, de Jean-Michel Basquiat et Keith Haring. La fracture n’est pas qu’artistique, loin de là, et s’interprète aussi en termes sociaux et politiques. Basquiat incarne l’artiste afro-américain qui prend pour sujets la traite, le marché aux esclaves et une africanité perdue et fantasmée – et ceci dans un Amérique qui élit et réélit Ronald Reagan pour président et bien avant que la question de l’Afrique ne vienne au premier plan de l’actualité artistique. Dans ces mêmes États-Unis à majorité républicaine, Haring est l’artiste de la communauté homosexuelle au moment où la pandémie du sida qui la ravage la voue au soupçon ou, pire, à la condamnation morale pour des raisons religieuses. Combas, quant à lui, dans un contexte politique différent, est l’artiste de ce que l’on ne peut appeler autrement que le prolétariat, la classe ouvrière vouée à une vie machinale, aux HLM et à la grande consommation. « Je suis d’une famille de 6 enfants, mon père était ouvrier, et ma mère faisait des ménages. Je suis allé au lycée jusqu’à 17 ans » lit-on dans sa Petite autobiographie. Non seulement il ne s’en cache pas, mais il revendique cette origine. Il la met en évidence, il l’exagère même, par la trivialité provocante de certains motifs sexuels et les fautes de syntaxe et d’orthographe des titres. Il vient, pour reprendre une formule passablement douteuse du vocabulaire politique récent, de la « France d’en bas » – encore et toujours « low ». Dans ce pays, le plaisir c’est « une partie de campagne avec Joseph, paysan Aveyronnais, et des bêtes bleues et des suceurs chinois et la vache Clothilde, la grosse mamelle, et dans le ciel les nuages rustiques et le Bleu du ciel ». On y mange des « spaghettis à l’aïoli ». « Mohamed BEN BARKA est serveur dans un restaurant italien chez PIOZOLI. Comme il n’y a pas longtemps qu’il est en France, chaque fois qu’il voit une belle femme, ça le tourne jusqu’aux doigts de Pieds. Une blondasse du type germanoaryen a l’air de lui faire de l’oeil. Je parie tout ce que vous voudrez que Mohamed il se prend pour le pied de la TABLE, celui qui est entre les cuisses de la FRAÜLEIN ». Il n’est pas chic, il n’est pas élégant, ce monde. Pour bande-son il a le rock de seconde zone des bals du samedi soir et des groupes de quartier, bande son à laquelle Combas est demeuré attaché au point de fonder son propre groupe. Sans vouloir infliger à son œuvre une interprétation trop explicitement inspirée des ouvrages de Pierre Bourdieu, il est clair que la notion de « distinction », à tous les sens du mot, lui convient particulièrement. S’en tenir à une analyse exclusivement plastique des oeuvres en ferait manquer les enjeux autobiographiques et, en un sens, politiques. Si Combas, à ses débuts, en appelle aux « comics » et simplifie têtes et corps façon graffiti, sans se soucier des proportions ou de la perspective, ce n’est pas seulement parce qu’il se détache par là même radicalement de l’esthétique dominante, mais parce qu’il manifeste ainsi une singularité sociale. Pour s’exprimer clairement : il n’appartient pas de naissance aux milieux socio-économiques où devenir artiste est acceptable, voire désirable, pour les enfants et où aller de musées en expositions est une activité régulière et argumentée. Il relève de l’exception et le manifeste, autant par fidélité familiale que par provocation. Pour autant, faire de lui un témoin de la condition prolétarienne dans la France des années 70 et 80 serait une simplification peu admissible. Il dessine et peint comme il le fait non exclusivement pour témoigner d’une situation en sociologue ou en documentariste du quotidien, mais aussi, sinon plus, pour réinterpréter les images du passé et du présent, les images de la culture « high » particulièrement. Son style fonctionne à la manière d’une lentille tantôt grossissante, tantôt déformante. Ou, pour filer la comparaison, Combas est une sorte de lanterne magique à l’intérieur de laquelle des images sont glissées et qui les projette sur le mur très étrangement redessinées et colorisées. Ces mutations en rendent le sens ou les sous-entendus mieux visibles, en exagèrent certaines caractéristiques, les dépouillent de certains apparats trompeurs, mais surtout les rajeunissent, les réactivent, accroissent sensiblement leur intensité. Combas est le nom de cette machine de retraitement et rechargement du visuel. Se fera-t-on mieux comprendre en suggérant que, sur ce point, Combas a un côté Warhol ? Comme Andy Warhol retraitait les clichés du cinéma et de la publicité, Combas retraite des représentations, prises un peu partout, dans la rue, les magazines et jusque dans les musées des beaux-arts. La différence, flagrante, tient aux procédés graphiques et chromatiques : pas de photographie, pas de sérigraphie pour lui, mais la main qui agit immédiatement sur le papier ou la toile. Mais la même boulimie d’images et la même puissance de travail. (Au reste, Combas ne se souvient-il pas de Warhol quand, à son tour, il s’improvise musicien ou dédie une oeuvre au Velvet Underground ? Et ne savait-il pas quand il jouait avec Mickey et Tintin que Warhol avait joué avec Popeye et Mickey vingt ans plus tôt ?). Une deuxième comparaison, partielle également, vient à l’esprit : ce retraitement brutal des représentations, Picasso s’y emploie des années 50 à sa mort. Delacroix, Velasquez, Poussin, Greco, Rembrandt, Courbet, Manet et Degas passent dans sa machine à lui et en ressortent dans l’état que l’on sait, à la fois profondément différentes et parfaitement reconnaissables, métamorphosées et élucidées dans le même mouvement. Le nu féminin subit les mêmes épreuves violentes, ce que la critique ne pardonna pas à son oeuvre ultime quand elle fut révélée en deux expositions avignonnaises. Ce qui justifie à nouveau ce qui a été écrit plus haut : Combas, en France, reprend donc la peinture dans l’état où elle était à la mort de Picasso. Responsabilité qui en aurait écrasé plus d’un, pas qu’il supporte aisément. Quand Picasso s’empare du Rapt des Sabines, du Massacre des Innocents ou, dans un genre moins tragique, du Déjeuner sur l’herbe, que fait-il ? Il les actualise. Le Massacre des Innocents devient une allégorie des massacres de populations civiles durant toutes les guerres et, plus précisément au début des années 60, celle d’Algérie. Le Déjeuner sur l’herbe n’est plus l’étrange partie de campagne de Manet – mais pourquoi cette femme s’est-elle déshabillée pour pique-niquer ? –, mais le préliminaire ou le dénouement d’une partouze où femmes et hommes sont également nus et disponibles dans un bosquet accueillant et retiré. Même aventure pour le portrait de Rembrandt et de son épouse Saskia, qui tourne à l’étreinte frénétique entre mousquetaires ithyphalliques et amoureuses peu farouches. De son côté, que fait Combas quand il s’empare des mythes antiques ou d’Homère à la fin des années 80, dans ce qui demeure l’une de ses plus délectables séries ? Il ne les traite pas à la façon de Poussin, ni de la peinture académique du xixe siècle et pas davantage comme Picasso les a traités dans l’entre-deux-guerres, minotauromachies et bacchanales. Il les traite à la manière des années 80 et 90, entre bandes dessinées et films de série B. Enée est un serial ciller enivré de sang. Achille assassinant Hector et traînant son cadavre ne vaut pas mieux. Autrement dit, la guerre de Troie n’est qu’une assez sale affaire de conquêtes et de traîtrises, de meurtres et de viols. Ce qui n’est pas faux si on considère l’Iliade en oubliant le respect des classiques et les bonnes manières. Même observation à propos du Rapt des Sabines, passé des mains de Picasso à celles de Combas. Même observation encore à propos du Moyen-Âge et, plus généralement, de toutes les toiles où sont repris des récits et des héros de l’histoire ou de la littérature. Combas leur fait cracher leur triviale vérité, leur horrible vérité, qui se répète à chaque guerre qu’elle soit étrangère ou civile, religieuse ou révolutionnaire : on tue, on prend plaisir à tuer. C’est dire que cette manière sacrilège de retraiter les « grands » sujets a plusieurs effets. Le premier est la surprise, éventuellement scandalisée. « Oh, regardez ce qu’il a osé faire d’Homère. Il ne respecte vraiment rien ! ». Celle-ci, on la laisse sans s’y arrêter à ceux qui ne peuvent dépasser ce stade de conformisme culturel. Le deuxième est le rafraîchissement de ces sujets qui leur confère une intensité nouvelle. D’un Poussin, d’un David, il est habituel d’admirer le style, le dessin, la composition – toutes éminentes qualités plastiques. Qu’oublient ces commentaires formels savants ? Ce qui est en cause, aussi bien dans la Bible que dans les mythologies grecques ou l’Iliade, dans les textes qui ont donné leurs sujets à ces représentations : l’humanité, ses comportements, ses appétits, sa violence. Ici, impossible de ne pas s’en apercevoir, puisque la forme est toute autre, plus directe, avec dessin renforcé et simplifié et couleurs intenses et hurlantes. En les manipulant, en leur injectant une forte dose de sa chimie personnelle, Combas rend à ces oeuvres une part de ce qu’elles avaient perdu au fil du temps, des livres d’histoire de l’art et des expositions de musée : leur sens premier, moral et, quelquefois, politique. Troisième effet : ces scènes se trouvent précipitées dans l’actualité où il n’est que trop facile de découvrir des références directes dans notre époque de sales guerres et de terrorismes. Elles y gagnent donc une expressivité et une nécessité nouvelles parce qu’elles parlent d’aujourd’hui dans un langage d’aujourd’hui, ce qui était du reste le cas de David durant la Révolution française, mais ne l’est plus aujourd’hui au Louvre. Combas y a-t-il songé chaque fois ? Ce n’est pas certain et c’est sans grande importance car l’essentiel est que son oeuvre puisse se regarder comme une chronique contemporaine immédiatement accessible à tous, ce que l’art contemporain est loin d’atteindre à tout coup. Ce pourrait être là encore une surprise de Combas et non la moindre : sa faculté à s’adresser à tous les regardeurs, à les interpeler et à arrêter leurs yeux. Cette faculté ne s’affaiblit pas avec le temps, ni même avec l’accoutumance. Les toiles gardent intacte leur intensité et leur pouvoir de stupéfaction. En ce sens, c’est bien effet toujours pour la première fois que l’on regarde un Combas, même quand on croit le connaître depuis longtemps.