PORTRAIT DE L’ARTISTE EN PHÉNIX ET EN OUROBOROS

Richard Leydier

 

Au fil des mois, et au fur et à mesure que circulait la nouvelle d’une prochaine rétrospective de Robert Combas au musée d’Art contemporain de Lyon, perspective suscitant chez les collectionneurs de ses oeuvres un enthousiasme propagatoire, les tableaux ont commencé à tomber en une pluie drue et ininterrompue.

Des oeuvres que l’on croyait disparues à jamais resurgissaient chez tel particulier ou dans les réserves d’un musée étranger. Parallèlement, nous en exhumions d’autres de l’atelier, emblématiques ou au contraire jamais exposées. À chaque fois, nous constations que les tableaux de jeunesse n’avaient rien perdu de leur fraîcheur ni de leur force d’impact, et que les plus récents ne leur cédaient en rien sur ce terrain. Ce patient et fructueux travail de récolte fut des plus stimulants pour l’élaboration de cette exposition.

La confrontation d’oeuvres datées de diverses époques a révélé la grande cohérence d’un parcours singulier. Non pas que Combas peigne identiquement ni n’aborde un sujet de la même manière entre le début de sa carrière et aujourd’hui. Une approche rapide permettrait par exemple de saisir combien l’artiste, de ses premières batailles de la fin des années 1970 à la chute des anges de l’exposition « Sans filet, les Goulamas sont dans le trou» en 2010, a progressivement conquis la troisième dimension. Comment le traitement des sujets s’est au fil des ans sophistiqué à travers la lecture puis la mise en image de textes, par exemple Le Paradis perdu de John Milton, et, plus largement, de quelle manière sa peinture n’a cessé de se régénérer formellement en s’appuyant sur d’autres oeuvres : par la réinterprétation de chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art ou la transformation de dessins académiques, de photographies. On s’apercevrait aussi que l’art de Combas s’est extraordinairement complexifié, pour confiner dans certaines séries à une forme d’orfèvrerie picturale – je songe tout particulièrement aux magnifiques tableaux réalisés en 2010 autour du texte poétique d’Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, mis en musique par Maurice Ravel. À l’inverse, sa peinture s’est parfois magistralement allégée et simplifiée, notamment dans la prolifique série des Tatouages académiques. Mais au-delà des évolutions formelles et thématiques, apparaît en pleine lumière la permanence d’une approche extrêmement personnelle de la peinture, vécue comme une aventure noble dans laquelle on se jette à corps perdu.

On ne sait plus trop aujourd’hui ce qu’est la peinture et, d’une manière générale, l’art. En réduisant l’expérience et l’évaluation esthétiques aux résultats faramineux des ventes aux enchères new-yorkaises et aux tocades de quelques mégacollectionneurs, notre temps n’aide pas en cela. La peinture, ça ne consiste pas seulement à presser des tubes de couleurs et à assembler ces dernières en un certain ordre pour en recouvrir une surface plane. Cela est à la portée de tout le monde ou presque. Non, la peinture, c’est autre chose. Cela a un prix. C’est aussi donner une forme à ses visions intérieures parce qu’on ne peut faire autrement, parce qu’on ne sait rien faire d’autre, et ce pour créer des images que l’on n’a jamais vues. C’est y injecter sa vie le plus honnêtement qui soit, sans faire de concessions à l’époque, sans tricher, sans cynisme, sans rien dissimuler de ce que l’on fait de cette vie, sinon transformé par le masque de la métaphore, de la fable et de l’humour, lesquels amortissent plus ou moins la violence du vécu et confèrent à l’expérience individuelle une dimension universelle, voire mythique, grâce à une savante entreprise de distanciation. En d’autres termes, c’est la vie de l’artiste qui sort du tube.

Ce qui frappe lorsqu’on rencontre Robert Combas pour la première fois, c’est l’ampleur du personnage, la largeur du spectre qu’il occupe. Sa dimension héroïque. Mais aussi sa fragilité, nourrie par une sensibilité à fleur de peau. Combas a vécu mille vies. Sa biographie, marquée par les ruptures et les nouveaux départs de toutes sortes (avec des femmes, avec des galeristes…), adopte une trajectoire en dents de scie. Elle est vertigineuse, alternant les hauts et les bas, les sommets de visibilité comme les creux de vague, sans jamais toutefois se départir d’une intense créativité. On croise dans son oeuvre plusieurs autoportraits figurant des chutes sans fin, de celles, subites et angoissantes, que l’on éprouve parfois lorsque le sommeil nous surprend. Mais on rencontre aussi des corps qui ressuscitent, de prodigieuses élévations et, surtout, des moments de grâce. Encore une fois, l’art véritable, qui somme toute est une chose très rare, a un prix, une part obscure. On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Qu’aurait été la peinture du Caravage si sa vie eût été moins dissolue ? Marianne Faithfull et les Rolling Stones auraient-ils écrit Sister Morphine sans la prise de substances opiacées ? Le «mur de son» aurait-il vu le jour sans la folie du producteur Phil Spector ? La vie des créateurs se grave dans leurs œuvres comme la musique dans les microsillons d’un trente-trois tours, car tout ce qui la constitue – en bien ou en mal – est susceptible de nourrir la création.

Notre époque est en demande d’oeuvres pour remplir les musées et les centres d’art, mais fondamentalement, elle ne veut pas d’artistes, ou alors sous la forme de chefs d’entreprise proprets assénant une vision désincarnée, aseptisée et souvent très impersonnelle du monde. Or, l’art n’est pas censé être clean, il résulte d’un arrachement plus ou moins douloureux. Couper l’art de sa dimension héroïque, c’est le déshumaniser, c’est le tuer à petit feu. Le héros est justement celui qui a pleinement conscience de son humanité (c’est-à-dire de ses failles), conscience qui lui permet de repousser ses limites par la catharsis de l’art et de s’élever ainsi au-dessus du commun des mortels. Or, l’art de Robert Combas est éminemment humain dans ses manifestations et ses visées. « Je cherche le magique dans l’humain», affirme l’artiste.

L’oeuvre est colossal en raison de son nombre et des multiples directions explorées. Trente-cinq ans de peinture, mais pas seulement : le corpus combassien comprend aussi des sculptures (parfois monumentales), des photographies repeintes, des gravures réalisées selon des techniques diverses, des meubles ornés de graphismes proliférants, des dessins remaniés, des vitraux…, soit ce que l’artiste regroupe sous l’appellation de « Satellites ». La structure de ce corpus est en effet atomique, ou galactique, au choix. Autour du noyau central de la peinture, que l’artiste nomme le « style classique Combas », lequel évolue considérablement au fil du temps, gravite une myriade de pratiques qui se nourrissent, se phagocytent les unes les autres, suscitant de nombreuses réactions en chaîne, et contaminent en retour les tableaux. Ajoutez à cela que ces diverses pratiques, si leur apparition peut être précisément datée, adoptent des trajectoires parallèles, s’interrompant néanmoins par moment pour resurgir des années plus tard, régénérées par la découverte de nouvelles techniques. Un coup d’oeil sur l’atelier de Robert Combas et les oeuvres en cours qui y sont accrochées suffit pour s’en convaincre : la concomitance des séries est la condition pour qu’émerge la nouveauté formelle. Les oeuvres s’engendrent les unes les autres, comme une idée en amène une autre lors d’une conversation avec l’artiste : les analogies digressives nous entraînent parfois très loin de la destination initiale, le temps devient élastique, on croit s’être perdu pour s’apercevoir que l’on a finalement reçu la réponse à la question que l’on avait posée. Y parvenir nécessitait de nombreux détours, haltes et repentirs. Chez Combas, la ligne droite n’existe pas ; d’une manière générale, la géométrie est quasi absente, tout juste pervertie par quelques personnages Triangles au début de sa carrière, figures énervées qui ont tout de sympathiques diablotins dépravés.

Cet oeuvre, à aucun moment, ne se laisse étrangler par des règles. Souvenezvous : Figuration libre. Combas a songé un temps à intituler sa pratique «peinture fun». C’est l’artiste Benjamin Vautier (alias Ben) qui, au tout début des années 1980, baptise cette nouvelle forme de figuration née d’abord des crayons et des pinceaux de Robert Combas et d’Hervé Di Rosa, rejoints ensuite par François Boisrond et Rémi Blanchard. «Les règles de la Figuration libre, les voici, résume Combas : c’est faire ce qu’on veut le plus possible, le plus personnellement, le plus librement. […] La Figuration libre, c’est se servir de toutes les recettes sans complexe pour améliorer son travail quand il est incorrect. […] La Figuration libre, c’est quand je fais une bande dessinée avec un héros rigolo et que le lendemain matin je laisse tout tomber pour faire une grande toile sur la bataille de Waterloo. Je ne suis pas Hergé, ni Andy Warhol, ni comme presque tous les grands peintres qui restent souvent prisonniers d’une forme de peinture, d’un ordre établi, qui ne changent que tous les six ans, ou certains même qui ne changent pas de toute leur vie. La vie, c’est de changer. On change de voiture, on change de femme, on change de chaussettes, on change de slip.

Alors, on doit changer souvent de peinture, de dessin, d’idée. Un jour appliqué, le lendemain indiscipliné. Du bien fait, du mal fait, mais du soi-même.»

Le maître mot de l’oeuvre de Robert Combas, c’est donc la liberté, laquelle se manifeste clairement dans la variété et la licence des thèmes abordés. J’ai beau chercher, je ne connais pas d’autre oeuvre où les puissances de l’imagination jouent une partition aussi débridée – le seul équivalent, dans une veine sur – réaliste finalement très étrangère à l’univers de Combas, pourrait être Salvador Dalí. Avez-vous déjà vu une femme chevaline flirter avec une marguerite anthropomorphe ? Des paires de jambes féminines jaillissant d’un pot de fleurs, renversées et tendues vers le ciel comme des tournesols cherchant le soleil ?

Et la guerre de Troie, vous l’a-t-on déjà narrée ainsi en peinture, en format quasi cinématographique, dans une composition résonnant pleinement du cliquetis des armes et du crépitement des flammes qui dévorent la ville, avec tout de même le sentiment que cette débauche d’hémoglobine masque un grand rire ? Chaque tableau raconte une histoire, celle d’individus piégés par leurs excès – de substances, de boisson, d’amour, de tristesse et de haine –, de personnages et d’animaux lubriques ne dissimulant rien du désir turgescent qui les consume. Chaque oeuvre est un monde en soi ouvrant sur une dimension parallèle, un reflet amplifié du monde réel vu par l’artiste. L’oeuvre de Robert Combas se développe sous la forme d’une complexe arborescence, chaotique au premier abord, mais où chaque élément trouve mystérieusement sa place.

Dès lors, et puisqu’il faut bien organiser une exposition, comment présenter cet oeuvre rhizomatique sans fossiliser sa vitaliste énergie par l’exercice rétrospectif ?

En d’autres termes, où débuter, et par quel bout l’attraper? «On commence par le début et on finit par la fin », nous dit l’artiste. D’accord, mais entre l’alpha et l’oméga, on fait quoi, exactement ? «On improvise, comme parfois en musique. »

Cette exposition est bien plus qu’une rétrospective. Nous inaugurons ici un nouveau format, plus vivant dans ses manifestations, que l’on pourrait intituler « rétrospectlive », d’autant qu’il y est fortement question de musique. L’artiste prend en effet possession du musée, dont il investit le moindre recoin. Il y installe son atelier pour une durée de deux mois. Sous le regard des visiteurs, il y peint de nouvelles oeuvres, il y vit, il y reçoit ses rendez-vous. Il y organise les répétitions de son groupe de rock, Les Sans Pattes (fondé avec Lucas Mancione). Il y donne des concerts et des soirées (rencontres, débats…) de manière régulière. Cela au sein même de cette exposition qui a tout d’une rétrospective quotidiennement mise à jour.

Convaincus que la forme ne peut être séparée du fond, et donc l’artiste de son oeuvre, nous avons opté pour un parcours à la fois chronologique, biographique et surtout thématique, en soulignant néanmoins les avancées formelles et techniques. Un grand nombre de thèmes récurrents structurent en effet la carrière de Combas : les batailles, les femmes, la religion, le mysticisme, la musique… Dans cette exposition et ce catalogue, chacun fait ainsi l’objet d’une section qui lui est propre, confrontant des tableaux d’époques diverses et consacrés à un sujet similaire, afin de prendre la mesure de ces variations sur un même thème.

Conformément au souhait de l’artiste, donc, « on commence par le début et on finit par la fin ». Entre ces deux pôles, nous tenterons d’en raconter le maximum, tout en sachant pertinemment que nous ne pourrons jamais tout dire ni tout montrer. Le début, c’est la passion d’un adolescent sétois pour le rock au milieu des années 1970, et la formation d’un groupe, Les Démodés, avec Ketty et Richard Di Rosa, au moment même où l’artiste entreprend ses études à l’école des beaux-arts de Montpellier. Il faut en effet saisir que la musique ne constitue pas une activité annexe : elle fonde véritablement le rapport à la peinture, et ce, dès l’origine. La fin, c’est la musique que l’artiste joue aujourd’hui avec Les Sans Pattes et qu’il met en scène dans des films étonnants. La musique est un commencement et un achèvement qui est un nouveau départ. La boucle est bouclée. Des années punk à l’hiver 2012, des Démodés aux Sans Pattes, avec tout de même quelques tableaux au milieu, cette exposition raconte l’histoire d’un serpent qui se mord la queue.