« Il perçoit combien cette « Grande Guerre » a été décisive, de la plus catastrophique façon. Il le perçoit, le peint et l’écrit. » Philippe Dagen

(…) et, au cours de la même année 1985, 1985_14-18-T'AURAS-DU-RATA_160x22014-18, t’auras du rata : « Bataille en plein soleil du mois de juin dans les alentours de Verdun. Les Français drogués au vin rouge et à la pisse chaude chargent tels des bêtes féroces et ravagées. Idem les Boches hypnotisés par le kaiser et la choucroute. Baïonnettes au canon, quand ils tombent sur les champs d’honneur : les Français, c’est du petit-salé et les Allemands des saucisses de Strasbourg. » Des années plus tard, les poilus reviendront, spectraux, hallucinés, morts vivants promis à l’équarrissage systématique. Mais entre temps, il y aura eu la toile sur l’attentat de la rue de Rennes – « boucherie humaine »-, et celle qui s’intitule par dérision Love and peace and hapiness : « S’il n’y avait pas la guerre, je m’arrêterais de dire des conneries de ce genre pour chanter l’amour et les petits oiseaux. Ce serait quand même plus cool pour mon état mental. » Guerre de Troie, guérillas urbaines, Abel et Caïn, Salomé et Saint Jean Baptiste : quelles que soient l’époque et les armes, c’est à peu près toujours la même histoire. Ce serait peu dire que Combas a de l’humanité une vision qui ne pèche pas par excès d’optimisme.

 

Les toiles de 1998 la pousse à son paroxysme d’horreur : « A Verdun et aussi en d’autres lieux fantomatiques, la moindre parcelle de terre est tombeau en puissance. La moindre parcelle de terre est un amas d’os, de boue et de sang. Verdun est un cimetière de 150 kilomètres carrés. » On songe alors à Léger et à Dix. Mais ils avaient combattu. Le cas de Combas est plus surprenant : il perçoit combien cette « Grande Guerre » a été décisive, de la plus catastrophique façon. Il le perçoit, le peint et l’écrit.

 

Le fait vaut qu’on s’y arrête.

Cette obsession de 14-18 est déjà en elle-même surprenante. Hors les cérémonies du 11 novembre, on pouvait croire cette guerre sinon oubliée, du moins reléguée dans les profondeurs de la mémoire collective. Si tel fut le cas autrefois, il faut admettre que la situation a changé durant l’ultime décennie du XX° siècle. Parce qu’une guerre recommençait à Sarajevo ? Parce que les historiens s’étaient entre temps convaincus que ce siècle est sorti tout entier de cette matrice sanglante, prêt pour les pires crimes à l’échelle de villes et de peuples, industrialisation du meurtre ? Parce qu’elle avait été trop longtemps négligée pour que le regain de curiosité ne soit pas brutal ? Quoi qu’il en soit, les tableaux de bataille de Combas appartiennent à ce mouvement de la conscience, plus sensible en Allemagne et en France que dans les autres nations protagonistes. On ne sait par quelles voies, pour quelles raisons familiales ou personnelles, Combas en ait venu à se saisir du sujet : il a eu ce courage et cela est remarquable.1998_14_18_T_AURAS-DU-RATA

Matrice sanglante, a-t-on écrit. Symbole aussi : les interminables batailles pour quelques centaines de mètres, les carnages dans la boue et les tranchées sont autant d’emblèmes du tragique de l’histoire humaine, d’autant plus efficaces qu’ils sont encore assez récents. Or c’est de cela qu’il s’agit : d’une conception tragique de l’histoire, qui s’exprime sur un mode presque burlesque quand Combas imagine des duels de Grecs et de Troyens ou des chevauchées médiévales et sur un mode violent quand il se réfère à 14-18 et aux guerres actuelles, jusqu’à celle qui n’en finit pas de ne pas finir en Irak. L’artiste ne prend pas partie. Rien n’est moins militant que sa peinture, qui ne peut être mise au service d’aucune idéologie, ni d’aucun parti. Il ne dénonce pas tel ennemi, mais la guerre, produit des sociétés et des passions. Ainsi rejoint-il le pacifisme des anarchistes d’il y a un siècle, si justifié et si faible cependant face à la puissance des nationalismes hystériques. Pacifisme utopique, évidemment : mais d’être utopique – et de le savoir- ne le rend que plus nécessaire et plus précieux. Combas n’est pas seul à mettre en images son dégoût. Erro le met en peinture, d’une manière très différente, plus encyclopédique, moins satirique. Wall le met en photographie, sous forme de compositions calculées et posées. Polke s’empare des clichés de propagande et les détourne. Kiefer travaille et retravaille de façon obsessionnelle la mémoire de l’Allemagne ? Que suggèrent ces allusions ? Que, parmi les rares artistes de la fin du XX° siècle qui ont osé se saisir de cette matière mortelle, Combas doit évidemment figurer, lui que l’on n’attendait pas sur ce versant de la création.

1998_le_con_de_sa_mereIl le doit d’autant plus sûrement que les œuvres de 1998, « boucherie de malade », « l’enfer en live », sont des techniques mixtes sur photographie et que l’on peut voir dans cette précision bien plus qu’un détail technique. Peindre sur des photographies revient en effet à affirmer sans équivoque que la peinture, parce qu’elle est gestes, couleurs et matières, rend à la représentation ce que la neutralité lisse de la photographie lui ôte, déperdition aggravée par l’accoutumance des regards saturés par les magazines et la télévision. Là encore, Combas n’est pas le seul, ni le premier. A Polke et Kiefer, s’ajoutent ici Rauschenberg, Richter, Morley et tous ceux qui ont fait des relations entre photo et peinture l’un de leurs sujets essentiels de réflexion et de travail. Et, là encore, ce qui importe d’abord, c’est la vigueur de l’intervention, cette façon de brutaliser le cliché pour lui faire cracher sa vérité, « plein de sang dedans » et la terreur des combattants promis à l’écrasement des obus. A plusieurs reprises, autour des scènes sanglantes, Combas a dessiné des frises, collections d’armes ou phrases d’angoisse et de malédiction, si bien que les œuvres ressemblent à des reliquaires ou des ex-voto, surchargés de souvenirs que le passage du temps échoue à rendre plus supportables. Ainsi donne-t-il forme visible non seulement à la guerre elle-même, mais encore à sa mémoire : impossible de l’oublier, décidément, même presque cent ans après. Le crime était trop monstrueux. Ce qui n’a pas empêché que d’autres, pires encore, soient commis vingt-cinq ans plus tard. Et que rien ne permette de supposer que « ça » ne pourrait pas recommencer. Du reste, « ça » a déjà recommencé, en Bosnie, en Tchétchénie, au Proche Orient et dans tant de pays africains.(…)

Philippe DAGEN ( extraits, monographie Robert Combas ed. Snoeck 2005)