Robert Combas. Geneviève dans tous ses états

(I)

« Sa peinture fait du bruit » (Michel Onfray, Transe et connaissance. Un chamane nommé Combas, Paris, 2014, p. 10)

Faisant mentir le vieil adage selon lequel, pour paraphraser la boutade que Jules Renard prête à Paul Claudel dans son fameux Journal, « l’art [en lieu et place de la tolérance], il y a des maisons pour ça », la Ville d’Angers a donné quartier libre, plutôt que carte blanche compte tenu de son univers haut en couleurs, à Robert Combas dans l’enceinte de son Grand Théâtre.

On ne pouvait trouver lieu plus approprié, tant l’artiste entretient depuis l’adolescence un lien fort et singulier avec le monde du spectacle vivant, et particulièrement de la musique.

Il y a d’abord et surtout le rock, comme l’a rappelé en 2012 l’exposition rétrospective « Greatest Hits. On commence par le début, on finit par la fin » au musée d’art contemporain de Lyon, avec les figures tutélaires, entre autres, du Velvet Underground, de David Bowie et d’Iggy Pop, même si à la question « quel est votre musicien favori ? », Robert Combas répond : « Tous les chanteurs noirs, la musique classique avec des voix, les Beach Boys, Brian Wilson, Phil Spector, John Lennon, Charles Trénet… Il y en a beaucoup d’autres » dont Georges Brassens auquel il consacra plusieurs tableaux (Combas. La musique et touti cointi, Paris, 1995, p. 55).

Comme dans les références qui nourrissent son œuvre peint (BD, publicité, graffitis, télévision, grands récits fondateurs et maîtres anciens) et où s’amalgament, sans inhibition ni jugement de valeur, culture savante et culture populaire, l’éclectisme, qu’on qualifiera de libre, est la règle. Combas, écrit Michel Natier, « mélange à l’envi tout ce qui se présente, il absorbe le monde pour recréer son monde » (« Combas, une posture esthétique », Robert Combas. Les années 80, l’invention d’un style, Paris / Louviers, 2007, p. 9).

Il en est de sa peinture comme de sa musique et de ses chansons, à tel point que l’une et l’autre forme d’expression et d’écriture débordent l’une sur l’autre et finissent par se confondre. Sa peinture « fait du bruit » au propre – instruments et musiciens peuplent plus que d’autres figures ses toiles ; bulles, slogans, onomatopées scandent, rythment et déflagrent la surface peinte – comme au figuré : les couleurs claquent et saturent l’espace, la ligne ondoie et s’immisce comme une ritournelle entêtante, qui vous vrille l’oreille. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » en une synesthésie ensorcelante et baudelairienne : on regarde un son, on entend une couleur, on hume Combas. Art total, plein d’une verve drue et d’une énergie vitale, essentielle, jouissive, où tous les sens sont convoqués et énervés jusqu’à l’orgasme. « Ma peinture, c’est du rock, dit Robert Combas, la recherche du feeling. Le feeling, c’est le rythme. C’est le batteur fou dans la jungle et les danses vaudoues. Ce sont les Rolling Stones copiant les vieux morceaux des Noirs, des bluesmen et qui, sans le vouloir, créent une musique nouvelle ».

En 1979, Robert Combas s’impose, aux côtés d’Hervé Di Rosa, comme la figure emblématique de ce que Benjamin Vautier, alias Ben, appellera en 1981 la Figuration libre à l’occasion de l’exposition « 2 Sétois à Nice » qu’il consacre aux deux artistes. Combas et Di Rosa seront bientôt rejoints par Rémi Blanchard et François Boisrond lors de l’exposition « Finir en beauté », organisée également en 1981 par le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel. Si Combas est l’initiateur de ce jaillissement libératoire de la peinture, qui s’émancipe des courants alors dominants du minimalisme, de l’art conceptuel et des nouvelles avant-gardes, il ne se laisse ni enfermer ni réduire à un mouvement ou à un statut de chef d’école : « Les règles de la Figuration libre, les voici, dit-il : c’est faire ce qu’on veut le plus possible, le plus personnellement, le plus librement. […] La Figuration libre, c’est se servir de toutes les recettes sans complexe pour améliorer son travail quand il est incorrect. […] La Figuration libre, c’est quand je fais une bande dessinée avec un héros rigolo et que le lendemain matin je laisse tout tomber pour faire une grande toile sur la bataille de Waterloo. Je ne suis pas Hergé, ni Andy Warhol, ni comme presque tous les grands peintres qui restent souvent prisonniers d’une forme de peinture, d’un ordre établi, qui ne changent que tous les six ans, ou certains même qui ne changent pas de toute leur vie. La vie, c’est de changer. On change de voiture, on change de femme, on change de chaussettes, on change de slip. Alors, on doit changer souvent de peinture, de dessin, d’idée. Un jour appliqué, le lendemain indiscipliné. Du bien fait, du mal fait, mais du soi-même. »

Peinture et musique cheminent, on l’a dit, main dans la main. 1979 est aussi l’année où Combas fonde avec Ketty Brindel et Richard Di Rosa, alias Buddy, le frère d’Hervé, un groupe de rock, Les Démodés, dont Combas écrit les textes d’inspiration dadaïste. Le groupe se produit au Théâtre de la Mer à Sète, mais aussi à Montpellier, Avignon et Paris (Golf-Drouot, Gibus). Après l’aventure des Démodés, vient en 2011 celle des Sans Pattes, avec les musiciens Lucas Mancione, que Combas a rencontré lors de la préparation de l’exposition « Sans filet, les Goulamas sont dans le trou » à la galerie Guy Pieters à Paris, et Pierre Reixach. Fort de 40 titres aux sources d’inspiration diverses, le groupe se produit pour la première fois en 2011 à Sète à l’occasion des dix ans du Miam, le musée international des arts modestes et au festival de poésie « Voix vives de Méditerranée ». En attendant l’opus angevin de ce printemps…

(II)

« Vos héroïnes favorites dans la vie réelle ? Je pense que c’est ma femme.

Vos héroïnes dans la fiction ? C’est la muse, c’est un peu toutes les femmes, c’est l’inspiratrice de l’artiste. Côté traditionnel qui reste un peu chez tous les artistes. »

(Robert Combas, « Combas en 22 réponses », Combas. La musique et touti cointi, Paris, 1995, p. 55)

Dans le panthéon artistique de Robert Combas, figure en bonne place Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) dont certaines toiles présentées à Angers revisitent l’univers. Tout chez l’aristocrate déchu d’Albi suscite l’intérêt de Combas : son goût pour l’affiche, qui en fait une sorte de précurseur du Pop Art ; son existence faite d’excès ; ses sujets empruntés au monde du théâtre et du spectacle ; sa passion pour la femme, souvent maîtresse, qu’il saisit dans l’intimité la plus charnelle. Pour redonner corps et âme à la Goulue et aux autres muses de ruisseau de son aîné, Combas requiert Geneviève. Geneviève Boteilla est une jeune danseuse rencontrée en juin 1987. Dès lors, la peinture de Combas devient un immense journal intime où l’amour s’affiche, se dit, se crie, se susurre, se rêve, se vit, s’ébat, se pâme, combat. Geneviève y joue le premier rôle, offerte, lascive, mutine, douce ou guerrière, amène ou hostile, abandonnée ou animée par la danse, solitaire ou sociable, « une et multiple » (Michel Onfray).

Muse-modèle et muse-esprit, Geneviève est tout cela à la fois. Elle est d’abord et avant tout une femme, inlassablement désirée, observée, objet de toutes les attentions, héroïne de tous les fantasmes et de toutes les mythologies personnelles. Une muse bien réelle, faite de chair et de sang.

Mais elle est aussi un souffle, une énergie, une inspiration, une hallucination, une ivresse. Muse-modèle et muse-esprit, corps et âme, se rejoignent en elle pour rendre possible l’acte créatif.

Geneviève est un rêve de peintre dont celui-ci a fait sa compagne, tel Pygmalion, tombé amoureux de sa sculpture, une vierge d’ivoire selon les Métamorphoses d’Ovide, à laquelle Vénus consentit à donner vie sous le nom de Galatée. Le plus souvent, elle n’attend pas le baiser libérateur de sa gangue de couleurs et c’est elle qui met en transe le pinceau de Combas, telle une autre héroïne de l’Antiquité, la célèbre courtisane Phryné, qui inspira le sculpteur Praxitèle et le peintre Apelle et prêta son corps à la représentation des déesses. La beauté et le bonheur insolents des gens qui s’aiment ont toujours inquiété et fait craindre le désordre. Car la muse-modèle porte en elle la subversion et le scandale. Rappelons-nous qu’accusée d’impiété, Phryné fut traduite devant le tribunal de l’Aréopage et ne dut la vie sauve qu’au dévoilement de ses charmes par son avocat, Hypéride, devant l’assemblée médusée. Les juges craignirent alors de commettre un blasphème en condamnant une femme qui avait incarné tant de déesses et défendirent qu’on portât désormais la main sur elle. Du beau incarné au divin fait chair et sang, il n’y a qu’un pas que les Anciens et Combas franchissent allègrement. Phryné est la première muse à avoir une identité. Beaucoup d’autres après elle demeureront dans l’anonymat des ateliers d’artistes, avant que les XIXe et XXe siècles, en faisant descendre l’inspiration du peintre de l’empyrée où depuis la Renaissance, on l’avait placée et en lui conférant une réalité charnelle, élève au rang de nouvelles égéries, la comédienne, la grisette, la danseuse, la chanteuse d’opéra ou de music-hall, l’actrice de cinéma ou le mannequin, la femme de la rue enfin, nommées, individualisées et revendiquées comme telles.

S’insérant dans cette vaste tradition de muses, Geneviève procure à Robert Combas cet enthousiasme créateur dans lequel les Grecs voyaient une inspiration céleste, un « souffle surnaturel » qui s’empare de l’artiste, le possède, l’anime et le transporte, le révèle à lui-même et au monde, lui confère l’ivresse, cette ivresse qui intensifie la vie et lui ajoute un supplément d’art et d’âme : « l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l’ivresse de la fête, de la lutte, de la bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; […] avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse la plus ancienne et la plus primitive » dit Nietzsche, dans Ecce Homo. Derrière Geneviève, se cachent toutes les muses et donc toutes les femmes : Combas en fait sa vénus de Lespugue, d’Urbino (Titien) ou au miroir (Vélasquez), son Hélène Fourment (Rubens), sa Saskia (Rembrandt), sa Maja desnuda (Goya), sa Femme au perroquet (Delacroix), sa Grande Odalisque (Ingres), son Olympia (Manet), son Déjeuner sur l’herbe (Manet), sa Dora Maar (Picasso), sa « Geneviève dans tous ses états ». Il nous rappelle alors cette vérité fondamentale : que la peinture est indissociablement liée au plaisir. Elle est plaisir. Elle est sensualité. Gageons que si le marquis Pierre Louis Eveillard de Livois (1736-1790), homme des Lumières, auquel le musée des Beaux-Arts d’Angers doit l’essentiel de ses tableaux (des Watteau, des Fragonard, des Chardin, en pagaille), avait connu Robert Combas, il aurait collectionné fiévreusement ses toiles et mis Geneviève, cent fois représentée, sur les murs de son hôtel, car la peinture fut toujours « [sa] belle maîtresse » et le plaisir, « son premier médecin ».