Philippe Dagen – extrait de : monographie Robert Combas – Editions Schnoeck, 2005

1978_MICKEY

 

 

Maudite peinture

Il est des coïncidences chronologiques emblématiques. En 1977, Combas peint ses premières œuvres, avec Mickey dans le rôle principal. En 1977, le Centre Pompidou, pour son ouverture, célèbre Marcel Duchamp. Jusqu’alors ce dernier n’a fait l’objet d’aucune exposition de grande ampleur dans un musée français et le Musée national d’art moderne ne l’a accueilli que dans un panorama du cubisme, au même titre que ses frères Villon et Duchamp-Villon. C’est là l’une des conséquences patentes du décalage qui n’a cessé de se creuser entre la création et le musée en France depuis l’impressionnisme. Vers 1910, alors que le cubisme s’imposait, l’impressionnisme commençait à peine à être accepté par les officiels et les institutions, plus de trente ans après son apparition. Dans l’entre-deux-guerres, à très peu d’exceptions près, aucun effort n’a été fait pour rattraper le temps perdu, de sorte qu’en 1945 les conservateurs en étaient réduits à visiter les ateliers de Matisse, Picasso et Braque pour obtenir d’eux les dons des toiles qu’ils avaient été incapables de leur acheter depuis quatre décennies, exactement depuis le Salon d’Automne de 1905 et l’insurrection fauve. Le premier livre consacré à Duchamp en français a ainsi paru en 1959 – et n’a été lu que par des artistes et des critiques fort éloignés des commissions et ministères qui, à Paris, tiennent la place essentielle que les collectionneurs privés tiennent dans d’autres pays. Vu de New York, au même moment, il était la figure essentielle de la vie artistique, du néo-dadaïsme à Fluxus. Il en était de même à Londres, à Düsseldorf ou à Berne.

En 1977, neuf ans après sa mort, Duchamp était donc encore une nouveauté pour les institutions culturelles françaises – mais pour elles seules. Elles l’ont fétichisé avec une ardeur proportionnelle au dédain dont elles l’avaient accablé et à la mauvaise conscience que ce ratage majeur suscitait. De ce moment jusqu’à une date récente, ces institutions ont eu pour doctrine officielle un « duchampisme » qui était tout à la fois tardif, simpliste et tyrannique. En son nom, la mort de la peinture a été déclarée, bien que les prises de position de Duchamp à ce sujet aient été infiniment plus nuancées et quelquefois contradictoires. En son nom, à titre posthume, on a exclu, on a interdit, on a ignoré. A nouveau la même histoire a recommencé : la doxa esthétique officielle nationale s’est mise à professer des convictions et des préférences avec le quart de siècle de retard désormais traditionnel. On rirait d’une telle constance dans l’erreur si elle n’avait eu pour principales circonstances de mettre bien des artistes en difficulté et d’appauvrir les collections publiques en ne procédant pas aux acquisitions qui s’imposaient – s’imposaient mais étaient, pour les institutions, purement et simplement impensables. Et voilà comment Combas, exposé au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1987, ne s’est toujours pas vu proposer une rétrospective au Centre Pompidou aujourd’hui.

Qu’aurait-il dû faire pour plaire aux gardiens du temple ? Ne pas peindre, évidemment ; ou, en tout cas, pas comme ça, pas avec cette abondance, cette fertilité, cette absence d’interdits. S’il s’était placé dans la continuité du groupe BMPT, s’il avait cultivé une abstraction épurée, le monochrome et la théorie, il aurait été bien mieux accueilli. Au lieu de quoi, de galerie en galerie, il a vite incarné la vitalité de la peinture – une morte, ne l’oublions pas. Par vitalité, il faut entendre dynamisme, variété, expressivité, désirs sans censure, tout le contraire de ce que recommandaient les modes post-minimalistes et post-conceptuelles de l’époque. S’il s’était du moins contenté de ready-made, d’images et d’objets trouvés, son cas aurait été moins grave : mais que faire d’un rocker turbulent qui déclare qu’il n’aime rien tant qu’imaginer des histoires et leurs personnages, que créer des monstres burlesques et raconter le passé et le présent sur le mode de la farce, qui n’est pas le mode le moins efficace quand il faut forcer les interdits ? Et qui affiche naïveté, trivialité, lubricité ?

 

Mieux vaut laisser les institutions muséales françaises à leurs lenteurs incurables et à leurs certitudes usagées. Au-delà du détail des circonstances, il s’est joué alors une partie d’une tout autre importance, un partie qui s’était plusieurs fois déjà joué au cours du siècle, avec les mêmes camps, presque les mêmes cartes et la même issue : celle qui oppose la règle à l’exception, le bon goût au mauvais et le spécialiste à l’idiot (ou au fou). Après des approximations, l’histoire a inventé une notion pour décrire et comprendre ce phénomène : le primitivisme. L’une de ses plus premières manifestations – et la plus fameuse- a 1907 pour date : quand Picasso, las des habiletés classiques, symbolistes et post-impressionnistes qu’il maîtrise toutes aisément, trop aisément, rompt avec ces bonnes manières et se met à peindre avec violence, brutalisant les corps et les visages. Cet attentat contre le goût de l’époque s’accomplit sur fond de références primitives et exotiques, la sculpture ibérique, l’art nègre, les « fétiches » du musée du Trocadéro. Picasso ne les copie pas, mais déduit de leur étude qu’il est possible de dessiner autrement, de simplifier les formes, de durcir les oppositions chromatiques et, par l’archaïsme et le schématisme, de se débarrasser des effets de style connus par coeur. On appelle ainsi primitivisme l’intrusion dans une culture artistique dominée par des usages bien établis d’exemples venus d’ailleurs – un ailleurs géographique, historique ou social-. Cette intrusion a pour conséquence de précipiter la contestation de ces usages et modèles, qui ont été consacrés généralement par la critique et le marché. En 1907, l’année des Demoiselles d’Avignon, Monet et Renoir étaient au plus haut de leur notoriété internationale et une foule d’imitateurs profitait de leur gloire. En s’en allant du côté des « sauvages », Picasso s’est distingué radicalement de cette foule, qui l’a d’abord condamné en riant de son extravagance avant de s’apercevoir qu’elle venait d’être précipitée du côté du passé par ce coup de force.

A plusieurs reprises, au cours du siècle, ce processus s’est répété  chaque fois qu’un groupe ou un individu a ressenti la nécessité de se dégager d’une esthétique dominante. Quand, après 1945, l’art était dominé par les abstractions, les géométriques et les gestuelles, Dubuffet a fomenté une nouvelle rébellion primitiviste : non plus au nom des arts africains et océaniens, mais en se réclamant de l’art brut et de l’art asilaire. A des systèmes qui, pour certains, avaient été mis au point dans les années 20 – tel le néo-plasticisme- et qui rencontraient désormais le succès qui leur avait été refusé jusque là – des expositions, des ventes, des disciples-, il a opposé le graffiti de pissotière et les « bonshommes » de Chaissac, le monde de la rue et celui de l’internement que la société, y compris la société artistique, refusait de prendre en considération. Le parallèle avec la fin des années 70 s’offre de lui-même. A ce moment, et depuis une quinzaine d’années, l’art vivant international est dominé par les formes dérivées du minimalisme, lui-même dérivé de l’abstraction géométrique, et par les pratiques conceptuelles qui réduisent la création à des notions et l’œuvre à une matérialisation possible, mais ni nécessaire, ni même véritablement souhaitable. Une réaction primitiviste s’opère alors : aux Etats-Unis, Jean-Michel Basquiat et Keith Haring et, en France, Combas. Ils révèlent à leur tour un ailleurs, qui n’est plus celui des civilisations que l’on dit aujourd’hui « premières », ni celui des « naïfs » et des « fous », mais une culture populaire et rock, les bandes dessinées et les pochettes de disques, la réclame et la télé.

1981_BAGARRE-DE-FOIRE_188x183 Dans la société policée et intellectuelle, ils surgissent comme des perturbateurs mal élevés. « Y a des mecs qui cherchent la merde rien que pour s’amuser » : Combas commente ainsi sa Bagarre de foire de 1981,

les « coups de boule » que Jonas Pabeuf a balancés à Piero Biscamano. Autre légende, encore en 1981 : « Flash et Tatou jouent au ping pong avec Boulledevie c’est pas croyable de voir des choses comme ça être de l’Art ».

 

 

 

 

 

 

 

1981_KETTY CHEZ LES BANTOUS_188x159

La question est justement posée : qu’est-ce qui « de l’Art », avec majuscule ? On a déjà évoqué la doctrine officielle en vigueur à Paris durant cette période, anachronique à force de retard. Le primitivisme de Combas n’en est que moins acceptable, lui qui oppose à l’ascétisme la surabondance et à l’intellectualisme théoricien à la Joseph Kosuth et à la Michael Fried des blagues et des calembours. Que, dans ces années, Combas ait souhaité rencontrer Dubuffet est logique, de même qu’il est logique qu’il parsème ses peintures d’allusions « sauvages », le « nègre roussi » avec son bouclier et sa lance de zoulou, la « bande de fous du roi » ou les « bantous » parodiques que visite Ketty. Autant d’allusions, autant d’affirmations : la volonté de rompre s’affiche avec d’autant plus de brutalité qu’elle peut évoquer des précédents historiques. Mais il suffit de quelques unes, peu nombreuses, car les multiplier à l’excès reviendrait à pasticher et reproduire des modèles antérieurs et, donc, à affaiblir l’intensité contestatrice des œuvres. Considérée avec plus de deux décennies de recul, la production de Combas à ses débuts se caractérise à l’inverse par la fréquence des emprunts au quotidien d’alors, du feuilleton Starsky et Hutch aux marques à la mode et aux slogans publicitaires. A l’actualité politique aussi : on y reviendra.

 

L’affrontement entre ce primitivisme « popu » – mais pas pop- et l’art « cultivé » de l’époque ne tient pas seulement au choc de la figuration contre l’effacement de l’œuvre et à celui de la prolifération contre la loi de l’épuration extrême. Il oppose tout aussi intensément l’usinage et la perfection technique propres au minimalisme à une peinture qui ne cache rien de son exécution et ne se soucie pas de paraître achevée irréprochablement. Les carrés de métal de Carl André, les structures de Sol Le Witt, les blancs de Ryman, les bandes de Buren, les empreintes de Toroni : autant de travaux impeccables qui ne trahissent pas la présence physique de leur auteur – lequel a parfois fait faire et non travaillé lui-même. Cette perfection n’est pas sans rapport avec une esthétique industrielle, celle des technologies absolument au point et des produits absolument finis, jusqu’à la confusion entre art et design, entre artiste et ingénieur. La maîtrise technique atteint alors son plus haut degré, dans l’activité artistique comme dans la société capitaliste ultramoderne. Les différences s’amenuisent à tel point qu’un projet d’œuvre se présente sous la forme d’un protocole et d’un mode d’emploi qui ressemblent à un brevet et à un manuel de montage. Quant à l’absence de toute subjectivité et l’anonymat, elle s’impose comme la règle, selon l’idéal de la production en série programmée et rationalisée. Rien de tel chez Combas : la part manuelle, les bricolages techniques, les reprises et surcharges sont à nu. Et tout autant la part de l’improvisation, de la découverte imprévue. Ce qui ne saurait surprendre de la part d’un homme à ce point épris de musiques vivantes, réputées non « savantes », qui font la part belle au dynamisme de l’instant, à la variation essayée en direct, au plaisir d’expérimenter au lieu de s’en tenir à l’interprétation d’un répertoire.

Ceci renvoie au troisième mode figuratif, celui dont rien n’a été encore dit et l’existence même guère plus que suggérée. Il y a le dessin intérieur et extérieur qui met en place les corps, les objets, les mouvements et enserre la multitude des couleurs entre ses lignes, contours ou cernes. Il y a l’ornement qui s’insinue dans la moindre surface qui pourrait demeurer monochrome, coin de ciel ou bout de mur, et qui y introduit des géométries et des pictogrammes en une ou deux couleurs.

Et il y a les cryptographies. (…)