KIJNO mon frère
Mon ami
Mon père
On s’est connu tard, enfin plutôt rencontré, car je te connaissais depuis longtemps. J’avais entre 7 et 9 ans, lorsque je t’ai vu, dans le poste de télé, arriver avec Suzanne Gabriello, animatrice, chansonnière et surtout ex-muse de Jacques Brel, notamment pour Ne me quitte pas. Tu étais entouré d’enfants, et tous marchaient sur tes toiles posées par terre. Cette image de liberté m’a marqué à vie…
Alors, quand à ma grande surprise, Kijno m’a demandé de peindre un Chemin de Croix avec lui début des années 2000, j’ai tout de suite été emballé !
Kijno fut un précurseur, surtout pour le graffitit d’artiste. Dès 1961, il faisait des toiles très colorées peintes à la bombe qui dénonçaient l’OAS !
De cela, pourquoi aucune mention dans les oubrages ou exposition sur l’histoire du graffiti qui ont eu lieu ces dernières années depuis la grande mode street art ? Mais les toiles et les dates existent, il suffit de vouloir les regarder.
Kijno c’est l’amitié avec les artistes : Germaine Richier, Sonia Delaunay, Chu Teh-chun, Manessier, Édouard Pignon, Hans Hartung, Alberto Magnelli, Atlan, Poliakoff, Féraud, son élève Jean-Pierre Rives… Il est parti à Antibes par amour de la peinture de Nicolas de Staël et y a vécu… c’était une époque où il n’y avait pas que des super-riches à Antibes, mais des artistes qui se rencontraient, travaillaient, faisaient la cour d’honneur à Picasso.
Kijno a collaboré avec beaucoup d’artistes : Germaine Richier, Olivier Messian, Albert Féraud…
Ensemble dans les années 2000, nous avons fait un Chemin de Croix et des petits tableaux érotiques.
Lorsqu’il m’a remis les quatorze stations du Chemin de Croix pour que j’intervienne, je lui ai dit que je considérais ses tableaux comme finis, que je n’avais rien à ajouter. Il m’a dit « Transperce-moi de tes flèches tel un Sébastien ». Le vieux maître humble demandait au jeune cheval fou de le transpercer…
J’ai respecté totalement sa composition, ses coulures, j’en fais aussi dans ma peinture, j’ai rebondi sur ses matières. Je pense que cette œuvre commune est assez unique dans l’histoire de l’art. Nous sommes de génération différente, de culture différente, de style différent, mais nous avons tous les deux une même langue : la peinture.
Kijno fut aussi l’ami de collectionneurs étonnants comme Carlos, Yves Mourousi ou Jacques Chancel, qui animait les deux grandes émissions de la télévision sur la chanson française : « Rendez-vous chez » puis après « Le grand échiquier ».
Ladislas Kijno fut un compagnon de route mais « sans carte » de la gauche, toujours là avec ses coups de gueule contre toutes les injustices… Un vrai humaniste ! Il fut aux côtés d’Angela Davis et Jean Genet pour les Black Panthers venus en Europe.
Des amis de la politique aussi : communistes comme Robert Hue, des socialistes, Mauroy et Martine Aubry… et vers la fin de sa vie, il noue une grande amitié avec Dominique de Villepin, mais entre eux c’était une affaire de poésie avec, comme passion commune, Rimbaud…
Kijno c’est le Don ! Et si aujourd’hui ses œuvres ne sont pas chères sur le marché, c’est malheureusement, à cause de sa générosité immodérée.
Tous ceux qui le connaissent le savent, et en ont profité, même malgré eux.
Kijno ne pouvait s’empêcher de donner. Vous veniez acheter un tableau, il vous en donnait un de plus. Si vous ne pouviez pas en acheter, il vous donnait une toile, un papier froissé. Personne n’est parti de chez Kijno sans quelque chose de lui, une partie de lui…
Kijno c’est aussi le roi du monumental, rien ne lui faisait peur, un géant !
Kijno c’est la peinture qui ne veut pas choisir entre l’abstraction et la figuration, c’est un combat de tous les jours.
Kijno c’est un grand érudit, il a démarré au petit séminaire avec la philosophie, il était un chamane qui peignait des formes abstraites qui représentaient des pierres, des ventres de femmes enceintes… et le dessin, le trait constant…
Kijno c’est la prise de risque, celle que la plupart des artistes contemporains fuient aujourd’hui. Lui, il a assumé le changement, la diversité et son contraire et si les gens croient que Kijno n’a fait que des papiers froissés… ils se gourent sérieusement (comme on dit à Sète) !
Il faut regarder son œuvre dans son entier pour comprendre son immense diversité. Très vite après La Cène, qu’il peint dans la crypte de la chapelle du plateau d’Assy, il se met à peindre des tableaux expressionnistes abstraits, les variations sur le jazz m’ont toujours donné envie quand j’allais voir les Kikno. Oui les Kijno, car je n’oublie pas Malou la femme de sa vie, et Mme Antuniès…
J’ai souvent à l’esprit certains tableaux que je considère comme des chefs-d’œuvre. Le tableau vert qui est accroché dans le salon de Saint-Germain-en-Laye, la sculpture Variation blanche sur la structure 21, tête atomes et compagnie, réalisée avec des boules blanches.
Les portraits abstraits épurés totalement style 60-70 qui sont une sublime réussite de croisement entre abstraction et figuration.
J’adore le tableau Hommage à Marx Ernst tout bleu et massif, et aussi ceux aux titres grandiloquents comme Liturgie pour Dürer ou Liturgie des apocalypses.
Les tableaux de « Retour de Chine » dont un Cavalier éclaboussé, les bouddhas et Phénix, une espèce de grue au geste zen réussi…
Si ça, c’est pas de la peinture qui a marqué toute une époque, alors je n’y comprends rien !
Robert Combas décembre 2012
Texte paru dans LA GAZETTE DE L’HÔTEL DROUOT, le 21 DEC 2012, Hommage à Kijno décédé en novembre.